Rencontres 1999-2000: le lien hypertextuel

QU'ADVIENT-IL QUAND ON PLONGE LA FICTION DANS L'HYPERTEXTE?

par Anne-cécile Brandenbourger

 


Pour commencer, je tiens à vous avouer que, bien que représentante d'un site "arrogant et prétentieux", je suis néanmoins très honorée d'être votre invitée.

Très honorée, et un peu terrifiée aussi, de venir ainsi vous parler d' "apparitions inquiétantes".

En tout cas, je ne m'attendais pas à intéresser un public universitaire quand j'ai commencé à écrire ce feuilleton.
À vrai dire je ne m'attendais à rien de spécial.

À cette époque, un site luxembourgeois m'avait demandé d'imaginer un feuilleton qui aurait pour cadre la ville de Luxembourg.
J'avais plein d'idées, j'imaginais un scénario terrifiant peuplé de bars glauques qui ferment à 22 heures, de banquiers accros à la coke, de vieux qui se promènent avec des petits chiens, de gens qui se suicident en se jetant du pont Adolphe.
Mais hélas, toutes ces belles idées n'auraient pas convenu car le but du feuilleton demandé était d'attirer les touristes dans cette riante capitale européenne aux charmes méconnus.
Je me suis donc vue contrainte de décliner la proposition.

Mais l'idée d'écrire un feuilleton m'est restée en tête.
J'ai fait un tour sur le Web pour voir ce qui se faisait dans le genre et à l'époque (l'été 97) il n'y avait pas grand chose à voir.
En fait, les seuls textes littéraires en français que j'ai trouvés étaient des textes écrits pour le papier et retranscrits dans un HTML austère sur fond grisâtre et sans aucune image, avec une navigation du genre "page précédente - page suivante".

J'ai trouvé ce type de présentation assez navrant, compte tenu des possibilités offertes par Internet.
Et j'ai eu ainsi l'idée d'écrire un feuilleton dans lequel on naviguerait en cliquant sur des hyperliens qui mèneraient à des pages qui elles-mêmes se ramifieraient en plusieurs liens.
Bref, je voulais créer une sorte de labyrinthe littéraire.

J'ai mis quelque temps à me décider à réaliser ce projet, parce que je me disais que je n'étais peut-être pas mûre pour ce boulot de longue haleine et de pionnière.
Et puis finalement, l'envie de me lancer dans l'aventure a été la plus forte -l'envie et aussi la conviction que si je ne le faisais pas, quelqu'un d'autre le ferait.

Je me suis donc jetée à l'eau.
Et au début, tout était simple. Mais passé les dix premières pages, les choses ont commencé à se compliquer. Il fallait penser au lecteur qui souhaiterait revenir en arrière, en cours de lecture.
Plusieurs pages pouvant avoir la même cible, il a fallu trouver un système.
Nous avons donc installé des carrefours, qui sont des "pages-n¦uds", pointant vers deux pages différentes contenant l'une et l'autre un lien vers une même page-cible, ce qui permet au lecteur qui "remonte" dans son exploration. de changer de direction, finalement, s'il le souhaite.

Il a fallu intégrer ces carrefours dans la barre de navigation, laquelle n'a pas été toute simple à mettre en place.
Car, même si le parcours est censé se faire par le biais des hyperliens, il faut ajouter des pointeurs intégrant quelques fonctions de base, car certains lecteurs procèdent de façon systématique, en suivant un chemin après l'autre et en descendant dans l'arborescence niveau par niveau, ce qui les oblige à reculer soit d'une case, soit de deux cases pour rejoindre un n¦ud d'un niveau supérieur dans l'arborescence.

Mais nous avons vite constaté que de nombreux lecteurs aimaient se perdre dans le récit et nous avons donc ajouté un pointeur qui mène aléatoirement à une page choisie au hasard par l'ordinateur.

Quand le feuilleton a commencé à grossir, nous avons pensé que peut-être les lecteurs auraient envie d'une sorte de table des matières, qui leur permettrait de savoir s'ils avaient tout lu (ou vu, car il y aussi des images, mais ça c'est un autre sujet dont on parlera tout à l'heure). Ainsi est né "L'Atlas des Chemins".

Et quand le feuilleton a commencé à devenir très, très gros, nous avons pensé aux habitués qui n'avaient pas besoin de tout reprendre depuis le début et nous avons décidé de leur offrir des accès directs aux dernières pages mises en ligne.

Ces accès figurent dans une présentation succincte des derniers rebondissements, c'est-à-dire quelques lignes contenant des hyperliens menant aux nouvelles pages. Ces quelques lignes sont écrites autour de ces hyperliens et les mots sont choisis précisément pour leur aptitude à servir de pointeurs.

Si je parle de tout ça, c'est parce qu'à mon avis, il y a deux types d'hyperliens: ceux qui figurent à l'intérieur du texte, et ceux qui figurent dans les" tables des matières", index et autres listes qui permettent d'avoir une vue d'ensemble du texte.

En fait, je crois que les hypertextes ont plus besoin de ces repères que les textes sur papier.

C'est peut-être dû au caractère immatériel de l'hypertexte qui entraînerait chez le lecteur un besoin de visualiser malgré tout ce qu'il est en train de lire, histoire de se rendre compte si c'est long ou court, s'il a encore beaucoup à lire ou pas, quelles sont les pages qu'il a loupées.

Bien sûr, au moment où nous avons mis sur pied la page d'accueil du feuilleton, je ne me faisais pas ce genre de réflexion.
Je naviguais à vue, en improvisant. Car j'ai vite compris que la navigation par hyperliens s'accommode mal d'une planification trop rigoureuse.
Cependant, dans le chaos ambiant, elle exige une certaine rigueur quand il s'agit de ne pas s'emmêler les pinceaux dans les méandres d'une arborescence échevelée et d'entrelacer correctement les fils du récit.

L'hyperlien sert à faire avancer l'intrigue mais pas uniquement et il le fait d'une façon particulière, qui est très différente d'une progression linéaire sur papier.

L'hyperlien permet de passer d'un personnage à un autre, d'un lieu à un autre, d'une époque à une autre, sans s'embarrasser de phrases charnières, de transitions ou d'évocations de temps morts.

L'hyperlien débouche sur des pages intenses, qui vont généralement droit au but, et s'il y a des temps morts dans le récit, ils sont traités en tant que tels.

J'ai été frappée récemment par cet aspect de l'hyperlien en lisant un roman de Patricia Cornwell (lire les best sellers policiers est toujours une mine d'information, essayez, vous verrez...)
Dans ce bouquin, Cornwell écrit des phrases du genre "au moment même où Robert ouvrit la porte de son appartement, Suzanne s'effondra sur le sol, dans une rue à quelques kilomètres de là."
Dans un hypertexte, pas besoin de ce genre de transitions boîteuses. Ce genre d'enchainement se traite par un simple click.

Ce qui fait aussi le charme de la navigation par hyperliens, c'est qu'elle est la porte ouverte à toutes les digressions possibles.
Chaque mot peut s'ouvrir sur une infinité d'ailleurs et il est difficile de ne pas se laisser tenter par ces petites escapades en dehors de l'intrigue.

Ces escapades peuvent être de plusieurs natures.

Elles peuvent consister en une image ou en un court texte animé. Elles peuvent être des incursions dans la tête d'un personnage, être le reflet de ses pensées ou de ses divagations.
Mais dans Apparitions Inquiétantes, du moins dans sa version en ligne, on trouve aussi un proverbe, des étymologies, le mode d'emploi d'un lave-linge et celui d'un préservatif.
Bref un hyperlien peut en fait cacher une multitude de choses, selon les caprices de l'auteur et cet effet de surprise possible permet d'instaurer une sorte de jeu avec le lecteur.

Parmi les jeux possibles, il y a par exemple, celui qui consiste à renvoyer plusieurs fois sur une même image qui prend alors un sens différent selon la page source d'où vient le lecteur.

Ce jeu-là, qui repose sur une sorte d'effet Koulechov, je l'ai découvert en retravaillant mon feuilleton pour sa future version PDF (sortie prévue le 01.01.00, aux Editions 00h00.com, si votre gueule de bois du jour vous en laisse l'occasion, n'hésitez pas à y aller ce jour là, c'est une manière intelligente de "tester les effets du bug").

En fait, les hyperliens de cette version PDF sont très différents de ceux de la version "online".

En effet: ce ne sont pas les mêmes mots qui servent de pointeurs.
Et ils sont moins "transparents" que les pointeurs de la version "online", qui à part quelques surprises, ont un rapport assez "premier degré" et immédiat avec leurs pages-cibles.
J'imagine que ce côté transparent tient au fait que je me suis basée sur les liens pour construire mon histoire.

Mais quand j'ai eu fini d'écrire tout le texte, il m'a semblé que de nouveaux hyperliens, plus fluides, plus ambigus, plus opaques conviendraient mieux à une version PDF, qui s'en trouverait dès lors plus poétique et plus mystérieuse.

Elle serait une alternative intéressante à la navigation page par page que permet le PDF, et auquel le lecteur peut toujours se raccrocher s'il se sent perdu (ce qu'il ne peut pas faire sur le web).

J'ai donc l'impression que l'hyperlien online est différent du lien offline.
Et peut-être que le livre électronique débouchera sur encore un autre type de lien.

Quel est l'intérêt de tout ça? demanderont les sceptiques.
Et c'est vrai qu'il ne faut pas perdre de vue cette question cruciale.

Quel est en effet l'intérêt de se perdre dans un labyrinthe de textes et d'images, un labyrinthe truffé de digressions?

Autrement dit, l'hyperlittérature de fiction est-elle un pur gadget pour universitaires fous et informaticiens sous acide?
A-t-elle un avenir?
J'espère, bien sûr, que la réponse est "oui", sinon je suis mal barrée.
Mais je n'en suis pas sûre.

Et la seule chose que je peux dire, en tant qu'auteur, c'est que c'est très amusant d'écrire une fiction basée sur les liens.
J'espère évidemment que les lecteurs s'amusent autant que moi, mais je sais qu'il reste de farouches réfractaires de ce mode de lecture.
Beaucoup restent attachés au papier. et à la "linéarité" qu'il implique.

Quelques spécialistes pensent que nous traversons une période de transition, et que ces réactions de méfiance sont passagères.

Pour me renseigner j'ai lu un livre ("Du papyrus à l'hypertexte") écrit par universitaire québécois (Christian Vandendorpe, de l'Université d'Ottawa) qui établit que l'Humanité avait déjà connu deux mutations importantes de l'écrit : la vulgarisation du codex qui a remplacé le rouleau de papyrus traditionnel (au IVème siècle) et l'invention de l'imprimerie (au XVème siècle).

À chacun de ces deux stades, il paraît que l'homme s'est éloigné de la tradition orale et de la linéarité pure et dure qu'elle suppose.

Car le rouleau de papyrus, le volumen, imposait une lecture linéaire qui suivait le déroulement du rouleau.

Le codex , qui consistait en un ensemble de pages, a permis au lecteur d'accéder directement à la page de son choix et de glisser un signet entre les pages de son choix pour se repérer.

Quant à l'imprimerie, elle a entraîné l'invention de la pagination et donc la sophistication des tables des matières.


Cette théorie, qui rattache les développements actuels à une tradition et une évolution ancienne, a mes faveurs.
Je suis heureux de n'être pas la seule à le penser.
Umberto Eco lui-même fixe à l'invention de la table des matières l'apparition formelle de l'hypertexte.

Ces changements concrets se sont accompagnés d'une évolution de la pensée qui en s'organisant, a amélioré ses facultés de raisonnement.
L'hypertexte va-t-il entraîner de nouveaux changements? C'est possible.

J'aurais tendance à croire que paradoxalement, l'hypertexte pourrait peut-être entraîner l'esprit humain sur des chemins plus intuitifs que précédemment, et sur des chemins plus autonomes aussi.

L'ordre linéaire imposé par le papier est un ordre comme les autres c'est-à-dire une contrainte imposée au lecteur.

Or, le XXème siècle a été marqué par une individualisation progressive des gens.
La tendance est au produit "personnalisé".

Si on peut commander une pizza en choisissant soi-même les ingrédients qu'on souhaite, pourquoi ne pas lire un livre en choisissant soi-même son chemin?

Et puis, comme le remarque Christian Vandendorpe, dont j'ai parcouru le livre, les journaux n'ont-ils pas déjà habitué les gens à un type de lecture sélective.

Il paraîtrait même que le cerveau humain, quand il n'est pas chargé de rédiger des thèses ou d'apprendre un théorème de maths, est d'une nature vagabonde.

Il fonctionne beaucoup par associations d'idées. et peut-être que la navigation par hyperlien correspond à cette espèce de désordre touffu qui caractérise le mouvement naturel de la pensée?

Pour l'expérimenter, je vous propose d'achever ici mon exposé et de vous laisser poser toutes les questions qui sortiront du désordre touffu de votre pensée.

Merci de votre attention!


Anne-cécile BRANDENBOURGER

<http://www.anacoluthe.com>

 

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